Dans "Femmes qui courent avec les loups" (ed. Grasset) Clarissa Pinkola-Estès rapporte un conte où il est question d'une femme-squelette récupérée dans les filets d'un marin qui se réjouissait à l'avance d'une belle prise. Quelle ne fut pas sa frayeur à la vue de cette femme toute disloquée et désarticulée ! Il s'enfuit, mais elle le poursuivit avec son méli-mélo d'os et de membres piégés dans la nasse. Prenant sur lui, il décida d'aller au-delà de sa peur et tâcha de comprendre. Il se posa et entreprit de la délivrer, et de sa ligne de pêcheur et de son désordre à elle. Il remit, un à un, les os en place. Puis, épuisé autant par l'effort de son travail que par le choc de son effroi, il s'endormit. Une larme perla, glissa et la femme squelette s'y abreuva. En se réchauffant à son coeur et à son corps, la femme se reconstitua. Symboliquement, l'enchevêtrement évoque ce qui est sauvage, non apprivoisé. C'est un monde inconnu, inexploré, embrouillé. Réfléchissons ! Quels sont les lieux de la nature où l'homme accède difficilement, quand il y accède…? Réponse: la forêt ou la brousse, avec ses arbres gigantesques, ses hautes herbes entrelacées et emmêlées, avec ses animaux, les serpents se confondant aux immenses cordes végétales que sont les lianes. S'ajoutent à cette confusion apparente les troncs noueux, les racines rebelles, les jeunes pousses émergeant dans tous les sens, les branches emberlificotées. Face à ce gigantesque et monstrueux domaine au regard de la taille humaine, les hommes ont eu peur… longtemps. Les superstitions ont entretenu les craintes. Seuls quelques téméraires, des héros pour nous, piqués par trop de curiosité et nés pour l'exploration, se sont aventurés dans cet enchevêtrement géant offert par la nature. Parfois hélas, ce sont des événements ravageurs - guerre, feu, faim- qui poussèrent les hommes ordinaires à se retrancher au coeur de cet inconnu, dans l'espoir d'éviter un pire bien connu, une mort certaine. Comme les audacieux-nés, ils durent trancher, couper, démêler, dégager, éclairer. Certes, les peurs étaient là, les angoisses persistaient ! Mais ils s'obligèrent à les dépasser, et étape par étape, ils se familiarisèrent avec cet inconnu d'autrefois. Ils apprirent la nature, ils firent corps avec elle, ils marquèrent des repères, en traçant des chemins, en ouvrant des voies pour eux-mêmes et pour les générations suivantes. La forêt est une des représentations symboliques de l'inconscient, elle évoque ce qui est resté dans l'ombre et qui mérite d'être exploré. L'enchevêtrement dans un scénario onirique, que ce soit sous forme de pelote de laine, de cordes, de cheveux, de végétation, renvoie chacun à sa propre nature complexe, SON inconnu investi, à tort ou à raison, d'une puissance énergétique plus ou moins obscure. Chacun porte en soi une part d'inexplicable d'autant plus envahissante que les peurs de fouiller, de triturer, restent fortes. Or, il faut bien pourtant, aller "désobscurcir" ce qui a été maintenu dans l'ombre, ce qui a été noyé dans l'oubli, ce qui a été repoussé dans les profondeurs de ses entrailles. Il y a quelque chose de viscéral avec l'enchevêtrement avec l'idée qu'il existe une forteresse inexpugnable en soi. La vaincre en acceptant d'y pénétrer, c'est trouver de nouvelles énergies, de nouvelles forces, c'est obtenir le plaisir et la satisfaction de circuler librement dans un ensemble qui paraissait incohérent, insondable, alors que cet ensemble est tout simplement SOI. Face à l'obstacle, les hommes réagissent différemment, et irrationnellement. Certains se figent sur place face à ce rempart né d'une nature trop sauvage, et pilent net, pétrifiés, refusant l'aventure, paralysés par l'angoisse, prétextant mille arguments pour ne pas s'engager, s'interdisant d'aller au-delà, de passer le cap. D'autres, tel le pêcheur de la femme-squelette, prennent le temps de faire la part des choses entre leur appréhension de l'inconnu et leur désir de lumière. Ils savent d'instinct qu'ils ont à rencontrer la partie sombre de leur être et à l'accepter et l'aimer. Ils savent que de l'expérience du contact direct avec soi émergent des nouveautés, se révèlent des vérités, et pas nécessairement agréables de prime abord. En travaillant à éclairer l'obscurité, à rendre lumineux ce qui a été noirci, ils avancent pas à pas, dénouent un à un les problèmes ou les tranchent radicalement quand ils le jugent nécessaire, mais leur patience et leur courage, sont payants. Ils connaissent l'extase de s'être transcendés, ils abandonnent leur vieille peau pour celle de l'être neuf et jeune. |
©Ian Davis
©Christo and Jeanne-Claude né Christo Vladimiroff Javacheff - 1935-...
©Laurent Rosset - contemporain
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